les yeux fermes

1938 je suis la bouche de trop à nourrir dernier de la fratrie j’ai dû quitter ma patrie ma terre ses étés ses hivers mes sœurs et mes frères mon père et ma mère j’ai tout laissé derrière moi
Toujours plus à l’ouest je traverse les frontières vendre mes services pour travailler le bois et la terre j’atterris en France à l’aube de la guerre blessé et prisonnier mais je survis à Hitler
Le conflit est fini mais je suis confiné ici j’y rencontre ma femme née à Montbéliard considérée comme étrangère on lui r’fuse un travail chez un avocat en invoquant qu’c’est la place d’une française
Pour nous c’est l’usine la forge la filature comme si la sueur était dans notre nature parqués dans la cité d’Pologne on a notre église notre école on dit qu’on boit qu’on pue qu’on est des sous-hommes

Immigré déraciné l’éloignement une cicatrice indélébile terre d’asile terre d’exil quoi que je fasse ici je ne serai jamais chez moi
Insulté discriminé comme si ma vie n’était pas assez difficile accusé pourchassé ceux qui me jugent à ma place ne résisteraient pas

1950 j’ai répondu à l’appel de la France qui cherche de la main d’œuvre pour se reconstruire et relancer son industrie attiré par de meilleures conditions de vie j’ai quitté mon pays
J’ai traversé la Méditerranée pour bâtir des log’ments dans lesquels je n’habiterai jamais c’est ce que je me dis en rentrant tous les soirs au bidonville de Nanterre cim’tière de mes espoirs
Aux Paqu’rettes ne poussent que la boue et les bicoques pourries perméables au froid et à la pluie sujettes aux incendies ici c’est pas la vie mais la survie c’est pas ce que je voulais offrir à ma fille
J’ai beau travailler dur pour que certains vivent mieux j’ai beau prendre des risques sur des chantiers périlleux je suis victime du racisme ordinaire de français peu reconnaissants pour qui je n’suis qu’un sous-homme

2012 j’ai fui la guerre et pris des risques inouïs pour venir jusqu’ici prêt à tout accepter tous les matins c’est l’intérim des clandestins squatter des heures en attendant un employeur
On dit que je vole du travail mais qui voudrait d’une situation aussi précaire sans aucune sécurité avec un salaire de misère personne alors j’abats la besogne
Sans papiers je ne suis rien sinon un argument électoral pour leurs politiciens une statistique pour les médias du gibier pour la police et l’Etat tous les soirs à Jaurès j’attends ma pitance

A deux pas du canal Saint Martin des endroits branchés je mange dans mon coin pour ne pas déranger avant d’rentrer chez mon marchand d’sommeil en rasant les murs comme un sous-homme un murmure au milieu du tumulte